L’origine de l’homme est une question importante, une des plus passionnante scientifiquement.  Les travaux sur cette question sont essentiellement des travaux de paléontologie, d’une part, et des travaux de paléogénomique d’autre part. Les premiers permettent d’exhiber l’historique de l’anatomie humaine dans les archives paléontologiques, les seconds permettent de mettre en évidence le moteur moléculaire qui a poussé les humains vers leur forme actuelle, en modifiant le génome humain aléatoirement. L’idée que l’homme est apparu quelque part en Afrique par hasard a reçu le nom de East side story ou West side story, par référence à la vallée du Rift, et suivant que l’on admet une apparition à l’est (Yves Coppens et alii) ou à l’ouest (Michel Brunet et alii) de cette faille.

Cependant, depuis longtemps une autre école existe, celle de l’Inside story, qui avance l’idée que l’évolution de l’homme est à chercher à l’intérieur de l’homme lui-même. Selon certains paléontologues, des contraintes mécaniques au développement existeraient, qui canaliseraient l’évolution et rendraient quelque chose comme un humain inévitable, dans le long terme. Dans cette hypothèse, le rôle des mutations aléatoires n’est pas à proprement parler de produire des formes au hasard, mais d’explorer au hasard un chemin biomécanique prédéfini car contraint, préexistant dans l’espace des formes physiques possibles. En effet, le biotope n’intervient jamais qu’a posteriori ; les formes sont créées au stade embryonnaire bien avant d’être sélectionnées. On doit donc pouvoir, au moins en principe, reconstituer un chemin morphogénétique physique, sans aucun recours à l’environnement des préhominiens et hominidés. On s’en doute cette hypothèse est controversée, d’une part elle contrevient aux idées en vogue sur le caractère aléatoire des animaux, et d’autre part elle laisse entendre un déterminisme au moins partiel des formes animales, y compris de l’homme : les humains ne seraient pas là par hasard, mais parce qu’ils constituent un attracteur biomécanique du développement.

Comme en matière d’évolution, l’expérimentation est difficile voire impossible, cette hypothèse est restée marginale, limitée à des observations fragmentaires, des déductions statiques sur des fossiles, en l’attente d’une preuve expérimentale, réputée impossible à produire. Cependant, si l’évolution des préhominiens dans les 7 derniers millions d’années, ne peut être expérimentée, la biomécanique du développement elle, est accessible expérimentalement. La revue Scientific Reports publie ce jour un article potentiellement important sur la biomécanique du développement de la tête embryonnaire [1]. En allant stimuler électriquement le développement de la tête dans les premiers jours du développement d’un embryon de poulet, Vincent Fleury est parvenu à montrer qu’il existe dans l’embryon lui-même une dynamique interne qui corrèle la dilatation du cerveau et la flexion de la tête.

Quand la pression augmente dans le système nerveux, le cerveau grossit, mais dans le même temps la tête bascule davantage vers l’avant et s’enroule, automatiquement. Cependant, les travaux de Vincent Fleury montrent que si l’on stimule électriquement la tête modérément  (ce qui augmente la tension dans l’embryon) la tête rétrécit, et elle s’enroule dans l’autre sens. A contrario, si le cœur est stimulé, la pression augmente, la tête se dilate et s’enroule dans le « bon » sens. Ces phénomènes mécaniques surprenants sont dus à une propriété texturale de l’embryon que Vincent Fleury et ses collaborateurs avaient mise en évidence auparavant : l’embryon, avant de plier en tube, est constitué d’une surface plate traversée de cercles et de rayons [2]. Au moment de la fermeture du tube neural, dans les tout premiers jours du développement, les cercles se replient en tubes, mais les rayons sont amenés sur les tubes pour y former des ceintures ou colliers circulaires, comme une ficelle autour d’un saucisson ou d’un gigot. Ces ficelles, ou colliers, étranglent localement le tube neural, ce qui explique qu’il forme des vésicules successives, sortes de hernies, collées entre elles, et séparées par ces ficelles. Le tube neural ne peut se dilater qu’entre les ficelles, ce qui explique que le cerveau soit une grosse boule gonflée présentant des vallées ou passent les ficelles, comme celles d’un saucisson ou d’un gigot. A un stade précoce, cette boule gonflée est en fait formée de quatre vésicules ainsi accolées, qui vont former les diverses parties de l’anatomie cérébrale (cervelet, cerveau, lobe frontal, vésicule nasale etc.).

Figure 1. Mouvement de flexion rétrograde (à gauche) obtenu par stimulation électrique de la tête d’un très jeune embryon de poulet. La rotation s’accompagne d’un rétrécissement du cerveau (à droite), que l’on détecte en soustrayant la rotation. © VF/CNRS

Et c’est là que survient une propriété physique fascinante des tubes et vésicules ficelées qui vient d’être découverte. La situation biomécanique est complètement différente s’il y a une seule vésicule ou plusieurs. En effet, en étudiant toutes les configurations entre 1 et 10 vésicules (le cerveau en a 4 en comptant le nez), la théorie proposée pour expliquer la formation du cerveau montre que, s’il n’y a qu’une seule vésicule, la vésicule se dilate sans fléchir vers l’avant, en revanche, s’il y a plusieurs vésicules, la chaîne de vésicules fléchit, voire s’enroule vers l’avant, les ceintures entre les vésicules se comportant comme des charnières.

Le calcul numérique montre qu’une série de vésicules ou ballons qui gonflent se comportent comme un bâton que l’on fléchit en appuyant aux deux extrémités. Cependant, lorsqu’on appuie sur un bâton, il fléchit sans se dilater. A l’inverse, une vésicule seule n’a pas la géométrie linéaire d’un bâton, et elle se dilate sans fléchir, comme un ballon d’anniversaire. Ce que montre le calcul, c’est qu’une chaîne de vésicules se comporte comme un ballon, du point de vue de la dilatation, et comme un bâton du point de vue de la flexion, ce qui explique le comportement observé dans les expériences. Un alignement de vésicules, c’est-à-dire le cerveau à un stade précoce de développement embryonnaire, est ainsi un objet spécial, intermédiaire entre un ballon et un bâton, ayant gardé un peu des propriétés des deux. Le cerveau est un objet physique hybride un « bâton de ballons » qui se comporte à la fois comme un ballon et comme un bâton : il fléchit comme un bâton, quand il se dilate comme un ballon.

Figure 2. (a) Simulation numérique par éléments finis d’une série de vésicules alignées et collées qui se dilatent : quand les vésicules se dilatent, la série fléchit. On retrouve également que les vésicules antérieures sont plus grosses. (b) Simulation pour un nombre variable de vésicules (même temps de calcul). La simulation montre que la flexion augmente avec le nombre de vésicules, et qu’elle est nulle pour une seule vésicule. Le calcul montre qu’une vésicule unique ne fléchit pas, mais que plusieurs vésicules collées fléchissent, dans la configuration qui est celle du tube neural à un stade précoce de développement. Ce phénomène explique la corrélation interne entre la dilatation du tube neural, et la flexion de la tête vers l’avant. © VF/CNRS

Ce travail apporte donc la preuve que la texture de l’embryon, qui est constituée à l’origine de fibres à angles droits, en cercles et en quartiers, prédispose la tête de l’embryon à se dilater en fléchissant. L’expérience le démontre de façon spectaculaire en produisant dans les deux sens, des têtes qui s’enroulent en grossissant, ou qui se déroulent en rétrécissant.

De façon plus profonde encore, ce travail montre qu’il y a deux physiques à l’œuvre dans le cerveau : la physique de la dilatation d’une bulle ou vésicule (physique plutôt 2D) et la physique de la tension dans les ficelles (plutôt 1D). L’origine profonde de cette dichotomie est la division cellulaire : lorsque le zygote se clive en deux, il se forme deux morceaux. Mais en réalité, la physique elle-même est ce faisant coupée en deux : d’une part la physique dans les morceaux, et d’autre part la physique dans la fissure. La physique des morceaux correspond en profondeur à la physique des tissus 2D, et la physique de la fissure correspond à la physique des câbles 1D.  La physique des tissus, et la physique des câbles se révèlent dans le processus de dilatation du tube neural.

Ce travail montre donc expérimentalement, et théoriquement, que les séries de formes d’apparence prédéterminée, observées par certains paléontologues depuis quarante ans, peuvent correspondre effectivement à une dynamique interne fondamentale, contrainte, qui remonte à la nature-même des divisions cellulaires. L’évolution se charge de changer au hasard les paramètres, mais elle ne peut pas dilater le cerveau, sans fléchir davantage la tête, comme observé. Ces travaux devraient changer de façon radicale notre manière de voir l’origine de l’homme, que l’on peut désormais percevoir de l’intérieur, par la théorie, et même par l’expérience.

Figure 3. Divers homininés (formes humaines et grand singes) qui montrent un recul de la face, pour un cerveau plus gros, et comme enroulé.

Référence : 

[1] Fleury, V. Electrical stimulation of chicken embryo development supports the Inside story scenario of human development and evolution. Sci Rep 14, 7250 (2024). https://doi.org/10.1038/s41598-024-56686-y

https://www.nature.com/articles/s41598-024-56686-y

[2] Fleury, V., Abourachid, A. A biaxial tensional model for early vertebrate morphogenesis. Eur. Phys. J. E 45, 31 (2022). https://doi.org/10.1140/epje/s10189-022-00184-4

Cette actualité est également à retrouver sur le site de MSC Med:

Une avancée importante dans la compréhension de l’origine de l’homme

Contact : Vincent Fleury Laboratoire MSC Med, vincent.fleury@u-paris.fr